NOUVELLE DE JANVIERAu
Danton !
« C’est
moi qui invite ! »
A
l’invective dans son dos, le visage d’Eva s’était illuminé.
«
Sam ! »
Elle
n’avait pas entendu cette petite phrase depuis des années. C’était
une blague entre
eux, d’étudiants. Le premier qui surprenait l’autre lançait :
« c’est moi qui invite ! » et le piégé devait
payer la note.
« Qu’est-ce
que tu fais là ? »
«
Moi ? Je n’ai jamais quitté la rue de l’école de médecine !
Je sors de donner un cours. Mais toi ?»
«
Je sors d’une journée de conférences aux cordeliers. »
« Celle
sur l’hypnose ? Tu sais que je travaille en neuroscience sur
le sujet. »
«
Incroyable ! » Eva avait éclaté de rire.
Ils
avaient toujours été raccord tous les deux. Ils s’étaient
découverts des années auparavant en neurologie. Sam était interne
de spécialité et Eva était son externe.
Ils
s’étaient tout naturellement dirigés vers le Danton, leur QG de
l’époque. Ils s’étaient attablés pour se résumer les trente
années qu’ils avaient passées l’un sans l’autre.
«
Tu écris en plus ! Carole m’a passé tes bouquins. Je me suis
baladé sur ton blog. J’ai vu que tu avais plein de petits
camarades dans une association littéraire. »
Une
ombre infime était passée sur le visage de son amie. Sam lui
connaissait cet air chafouine spécifique. Il était celui de la
contrariété liée à une attitude déloyale. Eva avait toujours eu
un vrai problème avec les sentiments d’injustice, de trahison, de
malhonnêteté. Tout ce qui malheureusement fait la trame des
relations humaines. Il avait gratté un peu. Elle lui avait parlé de
Ray Lech.
Ray
avait rejoint l’association six ans plus tôt. Eva l’avait trouvé
fat et vaniteux. Il l’incommodait, toujours tout en flatteries
caressantes. Comme elle semblait être la seule à ne pas succomber à
son irrésistible charme, il l’avait prise d’assaut. Il voulait
coûte que coûte écrire avec elle un roman à quatre mains. Ce
devait être le roman du siècle. Les plus grands éditeurs parisiens
allaient se l’arracher. Elle avait décliné la proposition
poliment. Il avait insisté. Il revenait régulièrement à la
charge. Elle avait fini par refuser fermement. Vexé il avait jeté
son dévolu sur une amie d'Eva pour espérer la contrarier. Ray avait
embobiné et subjugué Sib. En un rien de temps, elle était sous sa
coupe. Elle ne voyait et ne jurait plus que par lui. Ray s’était
employé à dresser sa soumise contre celle qui avait eu
l’outrecuidance de lui résister. Il avait spéculé sur un petit
différent qu’Eva avait avec son amie Sib. Elles œuvraient
ensemble à mettre sur pied un concours de nouvelles. Sib, contre
l’avis d’Eva, avait récemment imposé que ce concours ne soit
plus ouvert aux membres de l’association. Alors, ce sachant, Ray
avait quitté l’association pour concourir.
«
Élégant ! » avait appuyé Sam.
L’arrivisme
de l’attitude avait définitivement dégoûté Eva du personnage.
Le hasard malheureux avait voulu que son texte soit retenu.
«
Dommage ! » réprima Sam.
«
Ce n’est pas fini ! Tu vas voir… » Promis Eva.
Lors
de la mise en page du recueil regroupant les textes retenus,
l’éditrice s’était aperçue que celui de Ray n’était pas au
format. Il n’avait pas respecté le règlement.
«
Alors il a été viré et ça a fait toute une histoire… » Conclu
Sam.
«
Pas du tout ! Il lui a été proposé de réviser sa copie. »
Expliqua Eva.
«
Pourquoi pas ! » Persifla Sam.
«
Ah ! Mais ça n’a pas convenu à sa grandeur, qui nous a fait le
jeté de toge par-dessus l’épaule du « moi vivant, jamais ! » »
«
Stupide ! » déplora Sam. « Tu ne l’as pas laissé faire, là ? »
«
Bien sûr que non ! Et je me suis mis tout le monde à dos. Il a fait
sa victime. »
«
Normal ! » Conclu Sam laconique.
«
Le mieux est qu’il savait parfaitement ce qu’il faisait. Il avait
souligné que sa nouvelle ne faisait que trois pages et demi,
encombrement qu’il avait obtenu en réduisant les espaces entre les
lignes. »
«
Tricheur avec ça ! » nota Sam.
«
Et tu ne sais pas la posture qu’il a pris après.» S’exclama Eva
furieuse.
«
Si ! Il a nié. Il a dit que ce n’était pas lui, ou que ce n’était
pas de sa faute. » Trancha Sam.
«
Comment tu le sais ! » s’interrompit Eva interloquée.
«
Je peux même t’indiquer presque à coup sûr qu’il a désigné
ta copine comme responsable. » Ajouta Sam futé. Eva fronçait les
sourcils sans rien comprendre.
«
Mais enfin Eva ! Tu as perdu tes neurones ? Tu étais n’étais
pourtant pas la plus nulle d’entre nous dans ce domaine. Réfléchis
! Les trois phases ! Toujours les mêmes ! Immuables ! L’attitude
outragée, signant l’intolérance à la frustration. La
victimisation. Et, troisième phase… »
Sam
stimulait la réflexion d’Eva.
«
Le déni ! » Avait explosé Eva.
«
Ah ! Quand même ! On en a pourtant passées, des heures, à se
demander comment et pourquoi des individus, tous si différents sur
le plan de leur intelligence, de leurs connaissances, de leurs
cultures, devenaient tous si semblables quand il s’agissait de
pathologies psychiatriques. » Appuya Sam.
«
Tu as raison. » Admit Eva.
«
D’autant que celui-là est un modèle du genre. Il est « le »
pervers narcissique par excellence. D’ailleurs, il me le faut. Tu
vas me le prêter pour étude de cas. » Acheva Sam.
«
Comment veux-tu ? » Objecta Eva.
«
On va faire comme il a fait avec ta copine. On va le manipuler.»
Appuya Sam.
«
Il n’acceptera jamais. » Contesta Eva.
«
ta-ta-ta ! Il suffit de flatter son ego. La recherche médicale
s’intéresse à lui. Ce n’est pas rien !» Suggéra Sam.
«
Ce n’est pas honnête. » Opposa Eva.
«
Parce qu’il a été honnête lui ? Tu trouves qu’il est
respectable ? Si tu me démontres qu’il y a la plus petite once de
bonne foi dans sa conduite, j’arrête là. »
Le
ton de Sam était colérique. Eva avait pris un temps de réflexion.
Elle n’avait pas d’objection à faire. Sam lui exposa son projet.
«
Je travaille sur l’imagerie cérébrale en état hypnotique. Il
n’est plus à démontrer qu’un plus haut débit de flux sanguin
est mis en évidence dans certaines zones corticales sous hypnose. Je
m’intéresse à répertorier, selon les pathologies, un index
cartographique.»
«
Intéressant ! » releva Eva enthousiasme.
«
Regardes ! »
Il
lui faisait défiler sur sa tablette le schizophrène, le bipolaire,
le dépressif, avec des différences d’imprégnation étonnantes et
significatives.
«
Il ne me manque que ton pervers narcissique ! »
«
Normal. Ce type d’individu n’a pas d’intérêt à la guérison.
Il a beaucoup trop de bénéfices secondaires à rester en
dysfonction. » Remarqua Eva.
«
Tu as raison. Mais l’avantage que j’ai sur celui-là est que je
connais, grâce à toi, ses points faibles. Je vais le ferrer comme
le renard au pied de l’arbre du corbeau. Soit jeudi à mon
laboratoire de Jussieu. »
«
Si tôt ! » s'étonna Eva.
Eva
avait été sur place à l’heure dite. Elle avait rejoint Sam dans
un réduit sombre et étroit, truffé d’écrans et de pupitres,
avec vue sur la salle de soins par une vitre sans tain. Ray Lech
était déjà installé dans l’espace aseptisé, blanc et carrelé.
Demi-allongé sur un confortable fauteuil de relaxation, il était
bardé de capteurs, la tête coiffée d’un bonnet à électrodes.
Il paraissait un peu inquiet et, comme à son habitude, en faisait
trop. Il badinait avec la jolie blonde en blouse blanche. Elle
vérifiait l’installation, imperturbable.
«
Ton sujet ! » désigna Sam abrupt. « Ingrid va débuter l’induction
et tu prendras le relais. »
«
Mais ! il va reconnaître ma voix ! » Objecta Eva.
Samuel
éluda l’objection et alluma un témoin indiquant à Ingrid que
l’expérience pouvait commencer. La jeune femme était très
efficace. Ray se trouva rapidement en conscience modifiée, après
avoir prétendu fanfaron qu’il serait difficile à hypnotiser.
«
À toi. » Sam avait ouvert un micro à Eva et l’avait enjoint à
faire revivre à Ray la tromperie qu’elle lui avait relatée. La
mouvance sur les écrans des zones irriguées ou non était
impressionnante, repérant les mystifications, confirmant les
influences. Eva l’emmenait dans ces moindres retranchements, allant
jusqu’aux limites, l’obligeant à se mettre à nu. Il était en
souffrance, tentait de résister sans pouvoir y parvenir. Jusqu’à
ce qu’elle décide de franchir la porte et d’aller à son
oreille. Sam s’était affolé. Elle allait le sortir de sa transe
et faire capoter l’expérience. Mais elle lui avait juste glissé
quelques mots, que personne n’avait entendus. Elle était revenue
dans le sas pour la phase de réveil. « Que lui as-tu-dis ? »
«
C’est moi qui invite ! Demain au Danton 14h ! »
Le
lendemain, Eva attendait Sam en terrasse. Il faisait beau.
«
On attend quoi ? » demanda-t-il avant même d'avoir fini de
s’asseoir .
«
Lui ! »
Ray
sortait de la bouche de métro. Il s’était dirigé droit sur la
statue de Danton, l’avait escaladée, enlacée et embrassée sur la
bouche.
«
C’est pas vrai ! Tu lui as fait le coup du parapluie d’Erickson*.
»
«
Exactement. »
«
Je suppose qu’il va revenir. »
«
Tous les jours, à 14heures. »
*
Erickson, un des pairs incontesté de l'hypnose, assurait sa
publicité en glissant lors de ses séances la suggestion d'aller
ouvrir un parapluie sur le parvis de l'église. La quantité des
parapluies déambulant assurait sa notoriété.