jeudi 6 janvier 2022

 

NOUVELLE DE JANVIER

Au Danton !



« C’est moi qui invite ! »

A l’invective dans son dos, le visage d’Eva s’était illuminé.

« Sam ! »

Elle n’avait pas entendu cette petite phrase depuis des années. C’était une blague entre eux, d’étudiants. Le premier qui surprenait l’autre lançait : « c’est moi qui invite ! » et le piégé devait payer la note.

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

« Moi ? Je n’ai jamais quitté la rue de l’école de médecine ! Je sors de donner un cours. Mais toi ?»

« Je sors d’une journée de conférences aux cordeliers. »

« Celle sur l’hypnose ? Tu sais que je travaille en neuroscience sur le sujet. »

« Incroyable ! » Eva avait éclaté de rire.

Ils avaient toujours été raccord tous les deux. Ils s’étaient découverts des années auparavant en neurologie. Sam était interne de spécialité et Eva était son externe.

Ils s’étaient tout naturellement dirigés vers le Danton, leur QG de l’époque. Ils s’étaient attablés pour se résumer les trente années qu’ils avaient passées l’un sans l’autre.

« Tu écris en plus ! Carole m’a passé tes bouquins. Je me suis baladé sur ton blog. J’ai vu que tu avais plein de petits camarades dans une association littéraire. »

Une ombre infime était passée sur le visage de son amie. Sam lui connaissait cet air chafouine spécifique. Il était celui de la contrariété liée à une attitude déloyale. Eva avait toujours eu un vrai problème avec les sentiments d’injustice, de trahison, de malhonnêteté. Tout ce qui malheureusement fait la trame des relations humaines. Il avait gratté un peu. Elle lui avait parlé de Ray Lech.

Ray avait rejoint l’association six ans plus tôt. Eva l’avait trouvé fat et vaniteux. Il l’incommodait, toujours tout en flatteries caressantes. Comme elle semblait être la seule à ne pas succomber à son irrésistible charme, il l’avait prise d’assaut. Il voulait coûte que coûte écrire avec elle un roman à quatre mains. Ce devait être le roman du siècle. Les plus grands éditeurs parisiens allaient se l’arracher. Elle avait décliné la proposition poliment. Il avait insisté. Il revenait régulièrement à la charge. Elle avait fini par refuser fermement. Vexé il avait jeté son dévolu sur une amie d'Eva pour espérer la contrarier. Ray avait embobiné et subjugué Sib. En un rien de temps, elle était sous sa coupe. Elle ne voyait et ne jurait plus que par lui. Ray s’était employé à dresser sa soumise contre celle qui avait eu l’outrecuidance de lui résister. Il avait spéculé sur un petit différent qu’Eva avait avec son amie Sib. Elles œuvraient ensemble à mettre sur pied un concours de nouvelles. Sib, contre l’avis d’Eva, avait récemment imposé que ce concours ne soit plus ouvert aux membres de l’association. Alors, ce sachant, Ray avait quitté l’association pour concourir.

« Élégant ! » avait appuyé Sam.

L’arrivisme de l’attitude avait définitivement dégoûté Eva du personnage. Le hasard malheureux avait voulu que son texte soit retenu.

« Dommage ! » réprima Sam.

« Ce n’est pas fini ! Tu vas voir… » Promis Eva.

Lors de la mise en page du recueil regroupant les textes retenus, l’éditrice s’était aperçue que celui de Ray n’était pas au format. Il n’avait pas respecté le règlement.

« Alors il a été viré et ça a fait toute une histoire… » Conclu Sam.

« Pas du tout ! Il lui a été proposé de réviser sa copie. » Expliqua Eva.

« Pourquoi pas ! » Persifla Sam.

« Ah ! Mais ça n’a pas convenu à sa grandeur, qui nous a fait le jeté de toge par-dessus l’épaule du « moi vivant, jamais ! » »

« Stupide ! » déplora Sam. « Tu ne l’as pas laissé faire, là ? »

« Bien sûr que non ! Et je me suis mis tout le monde à dos. Il a fait sa victime. »

« Normal ! » Conclu Sam laconique.

« Le mieux est qu’il savait parfaitement ce qu’il faisait. Il avait souligné que sa nouvelle ne faisait que trois pages et demi, encombrement qu’il avait obtenu en réduisant les espaces entre les lignes. »

« Tricheur avec ça ! » nota Sam.

« Et tu ne sais pas la posture qu’il a pris après.» S’exclama Eva furieuse.

« Si ! Il a nié. Il a dit que ce n’était pas lui, ou que ce n’était pas de sa faute. » Trancha Sam.

« Comment tu le sais ! » s’interrompit Eva interloquée.

« Je peux même t’indiquer presque à coup sûr qu’il a désigné ta copine comme responsable. » Ajouta Sam futé. Eva fronçait les sourcils sans rien comprendre.

« Mais enfin Eva ! Tu as perdu tes neurones ? Tu étais n’étais pourtant pas la plus nulle d’entre nous dans ce domaine. Réfléchis ! Les trois phases ! Toujours les mêmes ! Immuables ! L’attitude outragée, signant l’intolérance à la frustration. La victimisation. Et, troisième phase… »

Sam stimulait la réflexion d’Eva.

« Le déni ! » Avait explosé Eva.

« Ah ! Quand même ! On en a pourtant passées, des heures, à se demander comment et pourquoi des individus, tous si différents sur le plan de leur intelligence, de leurs connaissances, de leurs cultures, devenaient tous si semblables quand il s’agissait de pathologies psychiatriques. » Appuya Sam.

« Tu as raison. » Admit Eva.

« D’autant que celui-là est un modèle du genre. Il est « le » pervers narcissique par excellence. D’ailleurs, il me le faut. Tu vas me le prêter pour étude de cas. » Acheva Sam.

« Comment veux-tu ? » Objecta Eva.

« On va faire comme il a fait avec ta copine. On va le manipuler.» Appuya Sam.

« Il n’acceptera jamais. » Contesta Eva.

« ta-ta-ta ! Il suffit de flatter son ego. La recherche médicale s’intéresse à lui. Ce n’est pas rien !» Suggéra Sam.

« Ce n’est pas honnête. » Opposa Eva.

« Parce qu’il a été honnête lui ? Tu trouves qu’il est respectable ? Si tu me démontres qu’il y a la plus petite once de bonne foi dans sa conduite, j’arrête là. »

Le ton de Sam était colérique. Eva avait pris un temps de réflexion. Elle n’avait pas d’objection à faire. Sam lui exposa son projet.

« Je travaille sur l’imagerie cérébrale en état hypnotique. Il n’est plus à démontrer qu’un plus haut débit de flux sanguin est mis en évidence dans certaines zones corticales sous hypnose. Je m’intéresse à répertorier, selon les pathologies, un index cartographique.»

« Intéressant ! » releva Eva enthousiasme.

« Regardes ! »

Il lui faisait défiler sur sa tablette le schizophrène, le bipolaire, le dépressif, avec des différences d’imprégnation étonnantes et significatives.

« Il ne me manque que ton pervers narcissique ! »

« Normal. Ce type d’individu n’a pas d’intérêt à la guérison. Il a beaucoup trop de bénéfices secondaires à rester en dysfonction. » Remarqua Eva.

« Tu as raison. Mais l’avantage que j’ai sur celui-là est que je connais, grâce à toi, ses points faibles. Je vais le ferrer comme le renard au pied de l’arbre du corbeau. Soit jeudi à mon laboratoire de Jussieu. »

« Si tôt ! » s'étonna Eva.

Eva avait été sur place à l’heure dite. Elle avait rejoint Sam dans un réduit sombre et étroit, truffé d’écrans et de pupitres, avec vue sur la salle de soins par une vitre sans tain. Ray Lech était déjà installé dans l’espace aseptisé, blanc et carrelé. Demi-allongé sur un confortable fauteuil de relaxation, il était bardé de capteurs, la tête coiffée d’un bonnet à électrodes. Il paraissait un peu inquiet et, comme à son habitude, en faisait trop. Il badinait avec la jolie blonde en blouse blanche. Elle vérifiait l’installation, imperturbable.

« Ton sujet ! » désigna Sam abrupt. « Ingrid va débuter l’induction et tu prendras le relais. »

« Mais ! il va reconnaître ma voix ! » Objecta Eva.

Samuel éluda l’objection et alluma un témoin indiquant à Ingrid que l’expérience pouvait commencer. La jeune femme était très efficace. Ray se trouva rapidement en conscience modifiée, après avoir prétendu fanfaron qu’il serait difficile à hypnotiser.

« À toi. » Sam avait ouvert un micro à Eva et l’avait enjoint à faire revivre à Ray la tromperie qu’elle lui avait relatée. La mouvance sur les écrans des zones irriguées ou non était impressionnante, repérant les mystifications, confirmant les influences. Eva l’emmenait dans ces moindres retranchements, allant jusqu’aux limites, l’obligeant à se mettre à nu. Il était en souffrance, tentait de résister sans pouvoir y parvenir. Jusqu’à ce qu’elle décide de franchir la porte et d’aller à son oreille. Sam s’était affolé. Elle allait le sortir de sa transe et faire capoter l’expérience. Mais elle lui avait juste glissé quelques mots, que personne n’avait entendus. Elle était revenue dans le sas pour la phase de réveil. « Que lui as-tu-dis ? »

« C’est moi qui invite ! Demain au Danton 14h ! »

Le lendemain, Eva attendait Sam en terrasse. Il faisait beau.

« On attend quoi ? » demanda-t-il avant même d'avoir fini de s’asseoir .

« Lui ! »

Ray sortait de la bouche de métro. Il s’était dirigé droit sur la statue de Danton, l’avait escaladée, enlacée et embrassée sur la bouche.

« C’est pas vrai ! Tu lui as fait le coup du parapluie d’Erickson*. »

« Exactement. »

« Je suppose qu’il va revenir. »

« Tous les jours, à 14heures. »


* Erickson, un des pairs incontesté de l'hypnose, assurait sa publicité en glissant lors de ses séances la suggestion d'aller ouvrir un parapluie sur le parvis de l'église. La quantité des parapluies déambulant assurait sa notoriété.


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