mardi 28 septembre 2021

 


Pour le plaisir, une nouvelle par mois.
Plusieurs font référence à Ault.

NOUVELLE d'OCTOBRE

Un camembert aussi bon…


Ault-Onival. Je suis enfant. Toute petite. Peut-être deux ans. Les pieds nus sur le sable dur et mouillé. C’est marée basse. Je sautille dans les flaques et mares que la mer a laissées ça et là en se retirant. Le vent fouette mes cheveux dans mon visage. Le soleil est bas. Les dernières familles remontent sur les galets ; paniers, parasols, seaux et ballons multicolores. Le père devant, chargé comme un mulet. La mère ensuite, avec les maillots et les serviettes de bain dans le sac de plage. Derrière les marmots, par ordre de taille, trois, quatre minimum ici. Le petit dernier à la traîne couine parce qu’il se tord les pieds sur les galets. A droite le ruban festonné des falaises s’abaisse sagement à hauteur de digue. Par delà l’alignement strict des cabines blanches, le village bigarré s’étend jusqu’au casino. En haut d’un escalier interminable à paliers, la chapelle de brique. Au dessus d’elle, le phare rouge et blanc. Un phare de livre d’enfant. Le brouhaha confus de l’après-midi, remâché et marmonné par le vent, a fait place au murmure lointain du ressac, une vague par dessus l’autre, loin étirée, mollement.

J’ai voulu savoir quel goût avait le sable. J’en triturais la consistance en le remuant entre mes orteils. J’en ai pris une poignée à pleine main. C’était curieux, à la fois dense et friable, humide aussi, s’échappant entre mes doigts en coulées marronnâtes. J’ai observé un moment, surprise. Puis j’ai porté le tout à ma bouche, sans l’ombre d’une hésitation.

C’était dégoûtant, salé comme la mer quand on boit la tasse. J’ai poussé le pâté de sable hors de bouche de ma langue, avec un hurlement d’indignation pour cette traîtrise de la nature. Mon père a ri et ma mère a crié. C’est sans doute pour cela que j’ai eu une enfance heureuse. Quoi qu’il arrive, mon père riait, prenant tout à la dérision et ma mère criait, mais pour de faux. De peur, de surprise, de colère, ma mère criait pour tout. Du coup ses cris n’avaient plus aucune crédibilité. J’avais ce jour là pris le parti d’être vexée en me ralliant aux cris de ma mère. En grandissant, j’ai vite adopté l’attitude inverse et je l’ai gardé pour l’âge adulte. Celle où rien n’a vraiment d’importance tant qu’il n’y a pas mort d’homme.

Je venais de vivre ma première expérience gustative. A présent, je suis sûre que j’ai voulu goûter le sable ce jour là, précisément, parce que l’éveil des sens le réclamait, ici, maintenant, sur cette plage.

J’avais senti le chaud du soleil sur ma peau et la caresse du vent. J’avais écouté les bruits, tous les bruits, la vague qui se brise, la bulle du bigorneau qui se rétracte dans sa coquille, la succion du pied enfoncé dans le sable et qui s’en extirpe. J’avais emmagasiné du regard toutes les couleurs, le blanc de la falaise, le bleu ardoise de la mer, le chapeau rouge du phare, les maisons bariolées. J’avais respiré l’air marin chargé de sel et reniflé entre les rochers bas cette odeur de varech. Il n’y avait plus qu’à goûter.

A partir de là, Ault-Onival a toujours été mon royaume des saveurs. Dès mon arrivée, à peine sortie de la voiture, je humais le vent pour y retrouver l’odeur de la mer, deux rues plus bas. Il ne se passait jamais un séjour sans les incontournables moules-frites. Sauf que chez nous, c’était moules-chips au four. Il n’était pas question de pommes de terre coupées en fines lamelles et dorée au four, « maison ». Il s’agissait bien de vraies chips sorties du paquet et que ma mère passait au lèche-frittes de la gazinière. J’étais bien sûre que cette curiosité culinaire n’existait nulle part ailleurs. Après le diner, il n’y avait pas la télé, mon père disait : « on va manger une gaufre ?! ». Et on s’y rendait à pieds, en longeant le haut de la falaise. Là aussi, c’était un rituel du goût. Je n’ai appris que beaucoup plus tard qu’on pouvait manger des gaufres ailleurs qu’à Ault et pas uniquement à la nuit tombée. Et il y avait les sucettes de chez Naoum. Ah ça ! Les sucettes de chez Naoum…C’étaient plus des tortillons de sucre d’orge parfumé sur un bâton court de bois. Ma préférence allait à la mandarine, après avoir longtemps laissé la vedette à l’anis. Sans doute parce que mon père disait qu’il l’adorait. Mais en fait nous encensions aussi la nougatine. Elle était couleur rubis avec de larges découpes d’amandes entières. Et aussi la cerise griotte. La menthe, parce qu’elle était blanche et non verte comme partout ailleurs. Le caramel. Le chocolat. Enfin toutes ou presque. Quand les sucettes n’avaient pas été vendues de suite et qu’elles étaient restées dans les bocaux en verre, il se formait une petite croûte de sucre qui leur faisait comme un glaçage. La dent s’y imprimait. La texture était plus tendre, laissant la sucette originelle cachée au dessous. J’ai grandi sans m’être aperçue qu’Ault-Onival m’avait tout apporté en matière d’éveil des sens. Je lui ai gardé cet attachement que l’on croit être celui de nos souvenirs d’enfance, mais qui va bien au-delà et qui est l’essence même de la structuration de la personne.

J’ai toujours voulu faire connaître et partager ce lieu magique à tous ceux que j’aimais. Mes amis, mes parents par alliance, plus tard mes enfants. Pour leur faire vivre ce pèlerinage des perceptions. Tous n’étaient pas adeptes.

Un avril qu’étaient venus deux de mes beaux-frères du moment, ils avaient décrété, à peine arrivé, que ce lieu où il n’y avait que quiétude et richesse de l’espace à percevoir, était sans intérêt et qu’il leur fallait trouver de toute urgence un Trivial-Pursuit. Ils ne s’étaient pas contentés d’aller au Tréport ou à Eu. Le magasin de jouet proche de « la Grande Mademoiselle », pâtisserie fameuse, devait avoir ce genre d’article. Il leur avait fallu aller jusqu’à Dieppe, cinquante bornes, la ville. L’odeur de kérosène des gros tonnages leur rappelant sans doute un peu, nostalgiques, leur pollution parisienne. Ils étaient revenus avec le jeu indispensable et, un camembert. L’un des beaux-frères racontant avec emphase qu’il avait déniché ce fromage fabuleux dans une crèmerie extraordinaire.

A la fin du repas, le camembert fût présenté avec cérémonie, tout seul sur son assiette. Chacun prenant religieusement une petite portion. Il était à savourer sans avidité, vu l’importance qu’on lui octroyait. Or ce camembert était…épouvantablement trop salé. Il me rappelait la poignée de sable de mes trois ans. Chacun se regardait, personne n’osait rien dire. Et le beau-frère porteur de l’offrande mystique de s’exclamer : « il y a longtemps que je n’avais pas mangé un camembert aussi bon. ». J’ai souri, compatissante. Je venais surtout de faire une découverte hors pair. Celle que le snobisme altère les papilles et récepteurs neurosensoriels du goût.

Depuis, l’expression est restée. Quand un plat est quelconque, un aliment insipide, un dessert raté, il n’est pas rare que la collégiale s’esclaffe : « il y a longtemps… ». Et il n’est pas besoin d’en dire plus. Tout est dans le ton, tenir pointu sur le on de longtemps pour en stigmatiser le ridicule. C’est savoureux.

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